Les magistrats européens pointent les «manquements répétés» de C8 «à ses obligations déontologiques». La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a ainsi débouté jeudi 9 février la chaîne C8 qui contestait, au nom de la liberté d’expression, les sanctions prises par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, devenu l’Arcom) concernant deux séquences de l’émission « Touche pas à mon poste ! ».
Les faits
Le 7 décembre 2016, au prétexte d’un "jeu", l’animateur de l’émission avait amené une des chroniqueuses, qui avait les yeux fermés, à poser la main sur son pantalon, au niveau de son sexe, « sans que cette séquence ne fasse apparaître qu’elle aurait été prévenue ni que son consentement aurait été recueilli », note la CEDH. La séquence avait suscité plus de 3 500 plaintes auprès du CSA qui, en 2017, avait imposé comme sanction à C8 une suspension des coupures publicitaires, quinze minutes avant et après l’émission, et au cours de celle-ci, pour une durée de deux semaines.
Puis, le 18 mai 2017, l’émission avait montré l’animateur en train de s’entretenir par téléphone avec des personnes répondant à une petite annonce qu’il avait publiée sur Internet, où il se présentait comme un homme bisexuel de 26 ans et proposait des « rencontres sans tabou ». Le CSA avait sanctionné cette séquence en imposant Une amende de 3 000 000 d'euros à C8.
Que dit l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 9 février 2023 ?
Dans son arrêt rendu sous la référence Affaire C8 (Canal 8) c. France (requêtes N°58951/18 et N°1308/19), la CEDH retient, à l'unanimité, qu'il y avait eu "non-violation de l'article 10 (liberté d'expression) de la Convention européenne des droits de l'homme".
Les deux requêtes concernaient plusieurs décisions prises par l'autorité nationale de l'audiovisuel imposer des sanctions à la chaîne de télévision C8 pour les contenus diffusés dans l'émission "Touche pas à mon poste".
La CEDH a relevé, premièrement, que le contenu avait été diffusé dans le cadre d'un programme strictement axé sur le divertissement, programme de télévision dont la seule ambition était d'attirer le plus large public possible à des fins de gain commercial. La Cour a donc conclu que l'Etat défendeur disposait d'une large marge d'appréciation pour décider s'il y avait lieu de sanctionner la société requérante pour protéger les droits d'autrui.
La Cour a poursuivi en déclarant qu'elle ne voyait aucune raison de s'écarter de l'appréciation à laquelle était arrivée la l’autorité nationale de l’audiovisuel – et par le Conseil d’État sur les demandes d’annulation des sanctions – qui reposait sur des motifs pertinents et suffisants.
Concernant la première séquence vidéo, la Cour a estimé que la représentation du jeu obscène joué par l'animateur et vedette de l'émission et l'une de ses commentatrices, et les commentaires grossiers qu'elle avait suscités, avaient perpétué une stéréotype négatif et stigmatisant des femmes.
En ce qui concerne la deuxième séquence vidéo, la Cour a estimé que la supercherie téléphonique avait, de par son objet premier ainsi que l'attitude des l'animateur et vedette de l'émission et la position dans laquelle il avait délibérément placé ses victimes, perpétué un stéréotype négatif et stigmatisant des personnes homosexuelles.
La CEDH a relevé que la décision du CSA de sanctionner la société requérante en raison des séquences litigieuses repose également sur la prise en compte du comportement de cette dernière qui, en particulier dans le cadre de l’émission « Touche pas à mon poste », avait précédemment multiplié les manquements à ses obligations déontologiques et passé outre aux mises en garde et mises en demeures qui lui avaient été subséquemment adressées.
À cela s’ajoute la circonstance relevée par le CSA dans sa décision eu 7 juin 2017 et soulignée par le Gouvernement dans ses observations que cette émission rencontre un écho particulier auprès du jeune public, si bien qu’un nombre significatif de mineurs et jeunes adultes s’est ainsi trouvé exposé à des séquences de nature à banaliser la dégradation de l’image des femmes et des personnes homosexuelles.
La Cour a relevé, en outre, le fait que la séquence du 18 mai 2017, objet de la décision 26 juillet 2017, a été diffusée le lendemain de la journée mondiale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie
Enfin, s'agissant de la sévérité des sanctions infligées, la Cour relève que le caractère financier des sanctions avait été particulièrement adaptée, en l'espèce, à la finalité strictement commerciale de la conduite qu'ils punissaient, et qu'il fallait relativiser leur sévérité en considérant le barème des sanctions prévu par la loi sur la liberté de communication du 30 septembre 1986.
En conclusion, étant donné que les images incriminées ne contenaient aucune information, opinion ou idée au sens de l'article 10 de la Convention, n'avait en aucune manière contribué à un débat sur une question d'intérêt public et avait non seulement porté atteinte à l'image de la femme, mais aussi stigmatisation des personnes homosexuelles et une atteinte à la vie privée, la Cour est parvenue à la conclusion – vu également l'impact des images (en particulier sur les jeunes téléspectateurs) et l’historique d’infractions réglementaires de la société requérante, les garanties procédurales dont elle avait bénéficié
dans l’ordre interne et la large marge d’appréciation à reconnaître à l’Etat défendeur –
que les sanctions infligées à la société requérante les 7 juin et 26 juillet 2017 n'avaient pas enfreint son droit à la liberté d'expression.
La Cour européenne des droits de l'homme a fait ici une application de sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle la liberté d'expression est certes un principe fondamental dans toute société démocratique, mais qu'elle connaît des exceptions et des limites susceptibles de donner lieu à des sanctions pécuniaires, le cas échéant.
Source
Arrêt de la CEDH, CINQUIÈME SECTION, AFFAIRE C8 (CANAL 8) c. FRANCE
(Requêtes nos 58951/18 et 1308/19)
Retrouvez l'arrêt : ici
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Arnaud de SAINT REMY
Avocat Associé en charge du Pôle pénal du Cabinet EMO AVOCATS