Dans un arrêt récent (8 janvier 2019), la Cour de cassation vient de donner une illustration intéressante, au visa de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, de la notion liberté d'expression sur les réseaux sociaux.
Dans cette affaire, une association ayant notamment pour objet la promotion “d'une meilleure organisation du système judiciaire en France, et de meilleures politiques de protection de la personne et du maintien de l'ordre public”, avait porté plainte en se constituant partie civile des chefs de diffamation et injure publiques envers un particulier, après qu’un célèbre avocat au barreau de Paris animant un blog consacré à la justice ainsi qu’un compte Twitter, sous le pseudonyme “Maître Eolas”, eut publié plusieurs messages mettant en cause le “Pacte 2012 pour la justice” que cette association avait établi à l’intention des candidats à la prochaine élection présidentielle et qui faisait l’objet d’une pétition sur internet.
Critiquant tant les thèses et objectifs du texte que la fiabilité du décompte des signataires de la pétition, l’avocat connu pour le ton incisif et humoristique de ses publications, avait posté sur son compte Twitter, les 8 et 9 novembre 2011, des messages comportant les propos suivants :
- “L'Institut pour la justice en est donc réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron ?” et ;
- “je me torcherais bien avec l'institut pour la Justice si je n'avais pas peur de salir mon caca”.
L’avocat avait ainsi été renvoyé devant le tribunal correctionnel sous la prévention d’injure publique.
Les juges du premier degré l’avaient retenu dans les liens de la prévention.
Appel du jugement a été relevé tant par le prévenu, à titre principal, que par le ministère public, à titre incident.
Pour confirmer le jugement en ce qu’il avait déclaré cet avocat coupable du délit d’injure pour les propos “Que je me torcherais bien avec l'institut pour la justice si je n'avais pas peur de salir mon caca", après avoir cependant infirmé la décision des premiers juges et relaxé l’intéressé pour les propos “L'Institut pour la justice en est donc réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron ?”, l'arrêt de la Cour d’appel confirmait le jugement de condamnation au titre de l’injure publique.
Pour se prononcer ainsi, la Cour d’appel a notamment jugé que les propos tenus par le prévenu dépassaient manifestement la dose d'exagération et de provocation admissible, compte tenu du contexte dans lequel ils ont été tenus et qu’ils étaient ainsi constitutifs d'une expression outrageante et méprisante qui ne renferme l'imputation d'aucun fait, en sorte que le délit d'injure envers un particulier, commis le 9 novembre 2011, était constitué.
A noter que, sur la peine, la Cour d’appel a retenu que le prévenu n'avait jamais été condamné et que les propos injurieux avaient été tenus à 4 heures 43 du matin, sous le coup de la fatigue.
Réformant le jugement, la Cour d’appel condamnait l’avocat à une amende de 500 euros avec sursis.
L’avocat s’est pourvu en cassation.
La Haute Juridiction censure et casse l’arrêt d’appel aux termes d’une série d’attendus de principe fort intéressants sur le plan juridique.
La Cour de cassation considère qu'en se déterminant comme l’ont fait les juges d’appel, alors que, comme ils l’avaient pourtant jugé s’agissant du passage incriminé, les propos dont ils ont déclaré le prévenu coupable s’inscrivaient dans la même controverse sur l’action de la justice pénale, à l’occasion de la préparation de la campagne aux élections présidentielles de 2012, constitutive d’un débat public d’intérêt général, l’invective que ces propos comportaient répondait également, aux yeux de la Cour de cassation, de façon spontanée à l’interpellation d’un internaute sur les thèses défendues par l’association partie civile et ce, sur un réseau social imposant des réponses lapidaires.
La Cour de cassation ajoute que, quelles que fussent la grossièreté et la virulence des termes employés, ils ne tendaient pas à atteindre les personnes dans leur dignité ou leur réputation, mais exprimaient l'opinion de leur auteur sur un mode satirique et potache, dans le cadre d’une polémique ouverte sur les idées prônées par une association défendant une conception de la justice opposée à celle que le prévenu, en tant que praticien et débatteur public, entendait lui-même promouvoir.
Ce faisant, la Cour de cassation en conclue qu’en dépit de leur outrance, de tels propos n’excédaient pas les limites admissibles de la liberté d'expression dans un pays démocratique, de sorte que la cour d'appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et le principe ci-dessus énoncé.
Cette décision appelle trois observations.
1) D’abord, la liberté d’expression est un principe fondamental qu’il faut préserver le plus largement possible dans un pays démocratique comme l’est la France, et il est remarquable que la Cour de cassation se soit attachée à le rappeler de la manière la plus éclatante ; On doit s’en réjouir ;
2) Ensuite, la Cour de cassation rappelle que la liberté d’expression connaît malgré tout des limites et juge au cas présent que l’invective lancée de manière générale dans le cadre d’un débat d’intérêt général, « sur un mode satirique et potache » (la formule est belle !), n’avait pas dépassé les limites du droit de critique et d’exprimer librement son opinion fut-ce sur un ton sarcastique, dès lors qu’elle n’avait ni visé personnellement celui auquel cette invective était destinée, ni traduit une animosité personnelle destinée à assouvir un quelconque règlement de compte ; cette jurisprudence n’est pas isolée, les juges ayant souvent retenu qu’une dose d’exagération à l’occasion d’une polémique publique pouvait être admise selon les circonstances, la ou les personnes visées par les propos et l’auteur des propos lui-même ;
3) Enfin, on pourrait ajouter que, précisément, n’est pas immunisé de toute sanction qui veut ; autrement dit, n’importe quel internaute n’aurait pas nécessairement échappé à une condamnation s’il avait tenu des propos identiques à ceux qui étaient poursuivis au cas présent ; en l’espèce, il est évident en effet que l’avocat poursuivi, connu sur les réseaux sociaux pour ses talents de débatteur public sur une tonalité spirituelle et parfois acide, bénéfice, de par sa forte notoriété, d’une appréciation du droit de critique nécessairement bien plus large que le commun des internautes ; les juges apprécient au cas par cas et de façon très concrète, les notions de liberté d’opinion, de polémique et de droit de critique ; il faut différencier cette situation d’espèce avec les autres expressions outrageantes visant nommément telle ou telle personne que l’on voit fleurir ici ou là dans des posts publiés jusque et y compris sur le mur personnel de celle ou celui dans le but de nuire, choquer ou tout simplement de blesser ; ces expressions-là ne bénéficieront sans doute pas d’une même appréciation bienveillante que dans la présente affaire.
Aussi, plutôt que de se livrer à des invectives offensantes et humiliantes ou des considérations diffamatoires, l’internaute se devrait toujours, comme on tourne sept fois sa langue dans la bouche avant de parler, de tourner plusieurs fois ses doigts entre ses mains avant de taper et diffuser sur les réseaux sociaux un post qui risquerait de l’exposer à des poursuites pénales à l’issue desquelles il pourrait être condamné.
Tout est finalement une question de mesure et de dignité.
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Arnaud de SAINT REMY
Avocat Associé – Ancien Bâtonnier de l’Ordre des avocats
Ancien président de la Conférence Régionale des Bâtonniers de Normandie
Membre du Conseil de l’Ordre des avocats au barreau de Rouen
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