Presse : la référence aux myriamètres dans la loi de 1881 disparaît par souci de modernité

Presse : la référence aux myriamètres dans la loi de 1881 disparaît par souci de modernité

Saisi d’une récente QPC, le Conseil Constitutionnel vient, dans une décision du 24 mai 2019, de juger obsolète, et partant contraire à la Constitution, la référence aux myriamètres qui figurait à l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881 fixant le délai devant être respecté entre le jour de la délivrance d’une citation en justice et le jour de comparution du défendeur devant la juridiction de jugement.

Explication.

La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, maintes fois modifiée au fil du temps, est toujours d’application quotidienne.

Pour autant, elle prévoit toute une série de règles de procédures qui dérogent grandement au droit commun. La connaître parfaitement est une exigence pour qui veut entreprendre avec succès une action en diffamation ou pour injures publiques, ou pour tout défendeur caressant l’espoir d’être exonéré de sa responsabilité.

Or, justement, figure à l’article 54 de la loi une disposition pour le moins originale :

« Le délai entre la citation et la comparution sera de vingt jours outre un jour par cinq myriamètres de distance.
Toutefois, en cas de diffamation ou d’injure pendant la période électorale contre un candidat à une fonction électorale, ce délai sera réduit à vingt-quatre heures, outre le délai de distance, et les dispositions des articles 55 et 56 ne seront pas applicables ».

Que sont les myriamètres ?

Le myriamètre tire son étymologie grecque du mot de myriade (10.000). Il s’agit d’une ancienne unité de mesure adoptée sous la Révolution française correspondant à dix mille mètres (soit 10 km). Sachant que la lieue de poste valait 3898 mètres, le myriamètre valait à l’époque environ deux lieues et demie.

Remarque : Jules Vernes en parle dans son Roman « Vingt Mille Lieues sous les mers » quand il décrit la portion du globe terrestre occupée par les eaux évaluée à trois millions huit cent trente-deux mille cinq cent cinquante-huit myriamètres carrés (Tout en en donnant une traduction en hectares, soit 38 millions environ. Mais, c’était assez facile à calculer puisqu’il suffisait de multiplier par 10 !)

Ainsi, la loi de 1881 imposait-il au requérant de délivrer sa citation en justice en tenant compte de la distance séparant le lieu de résidence du défendeur de celui où siège la juridiction, et ce par tranche de 50 km par jour supplémentaire. Ainsi, un défendeur habitant à 250 km du siège de la juridiction bénéficiait de 5 jours supplémentaires en sus du délai légal de 20 jours avant de pouvoir être valablement assigné.

L’esprit de la loi était de permettre au défendeur de disposer d’un délai suffisant pour organiser sa défense, se présenter à l’audience, mais aussi de disposer en particulier du temps nécessaire, par exemple en cas de citation en diffamation, pour exciper du droit d’offrir la preuve de la vérité des faits qualifiés de diffamatoires.

Ces délais différents d’un justiciables à l’autre selon le lieu où il est domicilié calculé avec une vieille unité de mesure a-t-il un sens aujourd’hui ?

C’était en quelque sorte la question posée au Conseil Constitutionnel. Question au demeurant intéressante tant il est vrai qu’elle a pu donner lieu à de longs débats : fallait-il évaluer la distance en rayon ou en distance de route ?)

Avec un certain pragmatisme, le Conseil Constitutionnel met un terme à ce qui pouvait apparaître comme un amusant anachronisme de notre dispositif légal. Plus personne ne parle en myriamètres aujourd’hui…

Dans sa décision n° 2019-786 QPC du 24 mai 2019, il juge contraire à la Constitution la référence aux myriamètres dans l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881.

La partie requérante qui l’avait saisi d’une QPC soutenait tout d’abord que les dispositions de l’article 54 seraient contraires au droit à un recours juridictionnel effectif de la victime d’une infraction de presse dès lors que, en raison du délai de distance d’un jour par cinq myriamètres qui doit être respecté entre la citation et la comparution, elles pourraient conduire, en fonction du lieu de résidence de la personne citée à comparaître, à retarder excessivement la date de comparution. Elle soutenait ensuite que ces dispositions méconnaîtraient le principe d’égalité devant la justice au motif qu’elles introduiraient une distinction injustifiée entre les victimes d’infractions de presse selon le lieu de résidence de la personne poursuivie. Elle soutenait enfin que ces dispositions méconnaîtraient le droit à la protection de la réputation qui découlerait du droit au respect de la vie privée.

Le Conseil Constitutionnel n’a pas retenu tous ces arguments.

Au visa notamment de l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 selon lequel la loi est « la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse », le Conseil Constitutionnel rappelle que si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, c’est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales.

Le Conseil Constitutionnel retient qu’en instaurant dans l’article 54 de la loi de 1881 un délai de distance, en plus de celui de vingt jours fixé pour la préparation de la défense, le législateur a entendu garantir à la partie poursuivie un temps nécessaire à son déplacement vers le lieu où elle est citée à comparaître.

Or, le Conseil Constitutionnel va juger que la modernité des transports actuels ne justifie plus un tel traitement différencié.

Voici les considérants qu’il retient :

« La prise en compte, par l’instauration d’un délai spécifique, de la distance séparant le lieu de résidence de la personne poursuivie du lieu où elle est citée à comparaître n’est, par elle-même, pas contraire au principe d’égalité devant la justice.
Toutefois, en raison de l’étendue du territoire de la République, les modalités de détermination de ce délai définies par les dispositions contestées sont susceptibles de conduire à des délais de distance très différents. Compte tenu des moyens actuels de transport, ces différences dépassent manifestement ce qui serait nécessaire pour prendre en compte les contraintes de déplacement, et ce quelle que soit la distance séparant le lieu de résidence du prévenu de celui de sa comparution.
Dès lors, les dispositions contestées procèdent à une distinction injustifiée entre les justiciables.
Dans ces conditions, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres griefs, les mots « outre un jour par cinq myriamètres de distance » figurant au premier alinéa de l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881, qui méconnaissant le principe d’égalité devant la justice, doivent être déclarés contraires à la Constitution ».

Conséquences de l’inconstitutionnalité ?

- On ne peut plus opposer la règle des myriamètres dans une procédure ;
- Mais, l’abrogation immédiate des dispositions spécifiques de l’article 54 aurait pour effet de supprimer tout délai de distance pour les citations directes délivrées en application de la loi du 29 juillet 1881, ce qui entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. En sorte que, pour permettre au législateur de remédier à l’inconstitutionnalité constatée, le Conseil Constitutionnel reporte au 31 mars 2020 la date de l’abrogation des dispositions contestées ;
- Et le Conseil Constitutionnel de donner la solution de remplacement : « Afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que les citations délivrées en application de la loi du 29 juillet 1881 après cette date sont soumises aux délais de distance déterminés aux deux derniers alinéas de l’article 552 du code de procédure pénale » (1 mois supplémentaire si la partie citée devant le tribunal d'un département d'outre-mer réside dans un autre département d'outre-mer, dans un territoire d'outre-mer, à Saint-Pierre-et-Miquelon ou Mayotte ou en France métropolitaine, ou si, cité devant un tribunal d'un département de la France métropolitaine, elle réside dans un département ou territoire d'outre-mer, à Saint-Pierre-et-Miquelon ou Mayotte ; Si la partie citée réside à l'étranger, le délai est augmenté d'un mois si elle demeure dans un Etat membre de l'Union européenne et de deux mois dans les autres cas)

Que penser de la décision du Conseil Constitutionnel ?

D’abord, la solution de l’article 552 du CPP ne vaut qu’en matière de procédure pénale. Quelle sera-t-elle en matière civile ? Le requérant peut décider de ne saisir de son action, en diffamation par exemple, que le juge civil. Du fait de l’inconstitutionnalité de l’article 54 de la loi de 1881, appliquera-t-on dès lors les règles des articles 640 et suivants du Code de procédure civile ? Sans doute…

Ensuite, il est intéressant de constater que le Conseil Constitutionnel tire finalement, comme argument principal d’inconstitutionnalité, les évolutions technologiques.

Les modes de transport du XIXème siècle, voire même ceux du XXème, ne sont certes pas ceux d’aujourd’hui. On se déplace plus vite qu’il a 100 ans !

Mais, tout de même…

Doit-on faire varier à ce point une règle de procédure tirée des droits de la défense en fonction des évolutions technologiques ? A l’heure des échanges électroniques quasi immédiats, notre Conseil Constitutionnel irait-il jusqu’à juger que tous les délais de procédure pénale ou civile comptés en jours ou en mois devraient être réduits à quelques jours seulement, voire même quelques heures puisqu’on peut se défendre en quasi temps réel ? Certes, non bien sûr !...

Et puis, la règle des myriamètres n’était pas simplement faite pour garantir à la partie poursuivie un temps nécessaire à son seul déplacement vers le lieu où elle est citée à comparaître ; elle l’était pour préparer et organiser sa défense. A l’heure où l’on remplace la comparution personnelle par la visio-conférence (sous la forme d’une sorte de télé réalité dans les tribunaux), irait-on jusqu’à supprimer tout délai nécessaire à un déplacement en avançant l’idée qu’il suffit de se connecter au réseau vidéo de son juge via son smartphone par exemple ? Certes, non bien sûr !...

Quoiqu’il en soit, la décision du Conseil Constitutionnel se veut être une décision s’inscrivant dans la justice de son temps, ce que d’aucuns ont appelé la Justice du 21ème siècle.

On ne peut que s’en féliciter.

Mais, que sera notre Justice pour les siècles à venir ? Quelle place sera donnée aux délais qui participent des droits de la défense ? Quelle place sera donnée à la défense elle-même ?

L’avenir, si nous pourrons le voir, nous le dira.

Pour tout renseignement et assurer votre défense devant les juridictions pénales ou civiles en matière de presse, contactez :

Arnaud de SAINT REMY
Avocat Associé – Ancien Bâtonnier de l’Ordre des avocats
Ancien président de la Conférence Régionale des Bâtonniers de Normandie
En charge du pôle Droit de la presse, des médias et de l’Internet

DÉCISION N° 2019-786 QPC DU 24 MAI 2019 DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL (ASSOCIATION SEA SHEPHERD)